LE MUSÉE IMAGINAiRE / 2017
Petite histoire d’un musée potentiel
« Au dehors des silhouettes casquées arpentent les entrailles de la ville, tandis que dans son atelier le sculpteur couve d’un regard satisfait son œuvre. Les uns explorent l’existant quand l’autre fait advenir un nouvel état des choses. L’artiste et le spéléologue, deux postures contradictoires qui incarnent ici finalement l’ambiguïté du rôle que Julien Lombardi s’assigne dans ce travail de recomposition photographique d’une mémoire potentielle de la ville de Sarlat-la Canéda. Car le photographe se refuse les pleins pouvoirs du créateur, et choisit pour son projet la voie plus modeste d’une exploration parfois incertaine.
Le Pygmalion de la ville c’est en premier lieu André Malraux, à travers la loi éponyme de 1962 dont Sarlat-la-Canéda devient le symbole. Le territoire est alors remodelé par les grandes politiques publiques, mis en scène, littéralement. La ville toute entière se mue en un lieu de mémoire, pour reprendre ici le terme de Pierre Nora. Un lieu où s’exerce les stratégies de préservation et de conservation portées par l’Etat français, lesquelles enserrent la ville dans un récit qui entraîne au fil des années la restauration des façades et le travestissement des rues. Décor de festival et de cinéma, la ville doit être visible avant d’être vécue. L’emprise de ces grands gestes, des conservateurs, des aménageurs, est évoquée par ce néon qui barre de part en part le plan de la ville ancienne dans laquelle Julien Lombardi a cherché à jeter l’ancre.
Le photographe adopte alors les armes du spéléologue pour tenter de pénétrer la surface du récit historique. Il parcourt les méandres des mémoires de la commune, il cherche à faire corps avec les corpus d’œuvres ou d’images déjà existants. Le premier est celui de cette mémoire « en réserve », ces œuvres collectées, inventoriées puis stockées avec soin pour restées invisibles aux regards, orphelines de tout musée. Il va à la rencontre de ces piétas et de ces christs, de ces outils d’un autre temps, qui sont pansés, soignés, restaurés et conservés, de cette mémoire artistique ou vernaculaire qui reste à l’ombre d’un récit qui ne les convoque jamais. Le second corpus donne à voir cette fois les corps même des Sarladais et Sarladaises à travers l’objectif du photographe local. Ou plutôt de la photographe, exception notable ici, qui transpire dans la manière de mettre en scène les acteurs de la vie sociale de l’époque. Les images éparses évoquent une mémoire sociale cette fois, les us et coutumes des années 1930 : debout, assis, de trois quarts et de profil, on devine les habits de premières communiantes ou de mariés. On vient seul, à deux, en groupe, dans une chorégraphie des corps et des attitudes qui nous immerge sans d’autres mémoires, familiales, intimes parfois. Tout est là et pourtant rien n’est intelligible, chaque image reste à l’état d’évocation fragmentaire.
L’omission est volontaire de la part de Julien Lombardi. Il accompagne cette exploration des possibilités d’émergence d’une mémoire d’une réflexion à double fond, sur le rôle du photographe comme celui de la photographie. Cette dernière est sortie de sa troublante analogie visuelle pour être rendue à sa triviale matérialité. L’image est découpée, occultée, peinte, retravaillée à souhaits. Ainsi exposée, la petite cuisine de la photographie fait tomber le masque de la preuve. Le cliché, devenu parfois méconnaissable, ne fait plus trace mais devient véritablement l’outil d’une mise en fiction. Et de simple témoin, le photographe devient l’auteur d’un récit dont il dévoile les limites et les silences.
In fine Julien Lombardi nous présente l’état des lieux de ses recherches. D’un côté la table lumineuse du chercheur qui étale ses trouvailles, les disperse pour les apprivoiser dans leur singularité. De l’autre, l’atelier où les objets cohabitent dans un désordre fécond, faisant émerger des assemblages insolites. L’ensemble de ne fait pas encore sens, le récit reste à écrire. Loin de la maîtrise du montage des images revendiquées tant par Aby Warbug dans son Atlas Mnémosyne (1921-1929) que par André Malraux dans Le Musée Imaginaire (1947), l’auteur cherche au contraire une forme de déprise, un échantillonnage raisonné qui soit le mieux à même de faire affleurer cette mémoire délaissée. Le geste est mesuré et la volupté de la suggestion préservée. Avec une humilité pertinente, Julien Lombardi laisse le sens en suspens dans cette exposition qui est finalement une invitation, le récit d’un musée potentiel.»
                                                                                                                   Petite histoire d’un musée potentiel, Raphaële Bertho, 2017.

The short story of a potential museum 
« Outside, the capped silhouettes wander through the entrails of the town while, in his studio, the sculptor looks satisfyingly at his new work of art. The former are seeking the existing while the latter is bringing to life a new state of things. The artist and the speleologist, two contradictory postures that embody the ambiguity of the role that Julien Lombardi took on when he accepted the task of recomposing photographically the ‘potential’ memory of Sarlat-la-Canéda. For this project, the photographer chose the more modest method of an often uncertain exploration into the town and the life within it, rather than using the greater power he might have as the creator of images and memory.
The first Pygmalion of the town was, in fact, André Malraux, Minister of Culture after the Second World War, who passed the 1962 law of restoration and protection of built heritage. Sarlat-la Canéda became the very symbol of this law. The territory was thus restructured by major public policies that literally turned it into a gigantic open-air theatre. The whole town transformed itself into a “place of memory”, as said Pierre Nora. A place where the French state’s strategies of conservation and preservation was put into practice. They, in turn, encompassed the town with an historical narrative that, over the years, led to the restoration of façades and a disguising of the streets. The town was to become the setting for festivals and films, so it needed to become visible before it could be experienced. The power of these great acts, by the conservationists and the developers is evoked by the neon light which transpierces the ancient city from one end to the other.  
The photographer decides to use the tools of the speleologist to try to penetrate the surface of the historical narrative. He wanders through the meanders of the city’s memories, trying to become one with the corpus of already-existing artworks and images. The first of these is a memory ‘in reserve’; all the works, collected, listed and then stocked away carefully, far from the public eye, without any museum home. He seeks out the pietas, the christs and the craftmen’s tools from another epoch, each bandaged, cared for, restored and conserved, this artistic or vernacular memory that has remained in the shadow of a narrative that has never called them out. The second corpus allows us to see the bodies of Sarlat’s inhabitants through the lens of the local photographers….or, to be more precise, through the lens of a woman photographer, a rare occurrence at the time. Her sensitivity transpires in the way she photographs the society of her time, like actors on a stage. Scattered images that evoke a different memory, a social one this time, the habits and customs of the 1930s: standing, sitting, three quarters or profile, we can just make out the clothes of a first communicant or a bride or bridegroom. People came alone, in pairs or in groups in choreography of bodies and attitudes that submerge us in other memories, family ones, sometimes intimate ones. It is all there, and yet nothing is truly fathomable, each image remains in a state of fragmentary evocation.                                                    
This omission by Julien Lombardi is voluntary. His exploration into the possible emergence of a memory is coupled with an unfolding reflection on the role of the photographer as well of that of photography itself. The latter is taken out of its troubling visual analogy to be returned to its trivial materiality. The image is edited, concealed, painted and reworked, again and again.  Thus exposed, this ‘making process’ of photography shatters its mask of indisputable proof. The photograph, sometimes unrecognizable, is no longer a reliable trace but has become a genuine instrument of fiction-making. And far from being simply a witness, the photographer becomes the author of a narrative whose limits and silences he slowly reveals. 
In fine, Julien Lombardi presents us with the inventory of his research. On the one side, the backlit display where the researcher presents his findings, scattering them in order to better appreciate their singularities. On the other side, the de facto studio where the objects cohabit in a fertile disorder, bringing to life unexpected assemblages. The whole does not yet make sense, the narrative remains to be written. Instead of mastering the editing of images as Aby Warburg did in his Atlas Mnémosyne (1921-1929) or André Malraux in Le Musée Imaginaire (1947), Lombardi seeks, on the contrary, a form of detachment, a purposive sample, which would be the best way to bring back to the surface this forgotten memory. The gesture is measured and the delight of suggestion preserved. With a touching humility, Julien Lombardi keeps our senses in suspense in this exhibition, which is, in fact, an invitation, and a prelude narrative of an imaginary museum. » 
                                                                                                                           The short story of a potential museum, Raphaële Bertho, 2017.

Maîtresse de conférences en Arts à l'Université de Tours et historienne de la photographie, Raphaële Bertho travaille depuis 2005 sur les enjeux esthétiques et politiques de la représentation du territoire contemporain. Elle a publiée en 2013 l’ouvrage La Mission photographique de la DATAR, Un laboratoire du paysage contemporain (La Documentation française) et plusieurs articles dont « Les grands ensembles, cinquante ans d’une politique fiction française » (Etudes photographiques, 2014).

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